Ce café se situe au bout d’une petite allée étroite et discrète. On passe une vieille porte mangée par la végétation pour pénétrer dans une cours intérieure arborée qui tient toutes ses promesses de mystère, de romantisme. Si on distingue à peine les couples assis autour de petites tables en bambou, on entend le bruit des graines de tournesol qui craquent sous la dent et couvrent les chuchotements. A l’intérieur, lumière tamisée, atmosphère bohème sur-année, désuète mais chaude et intimiste. On aime d’entrée les murs décrépis, défraîchis, les vieux tableaux, les quelques dessins et croquis par ici et par là, les bougies et les meubles boiteux, les fleurs fraîches dans leur vase fêlé, et bien-sûr devant la petite scène le portrait de Tring Cong Son, le poète-baladin-compositeur.
Car c’est pour lui que l’on vient en nombre, pour écouter quelques-unes de ses chansons. Cet artiste à la silhouette incroyablement frêle de vieil adolescent romantique décédé en 2001 incarne aux yeux de ses compatriotes une certaine douceur indomptable et nostalgique dans laquelle ils se reconnaissent. Tring Cong Son a connu sa popularité à partir des années 1960, en pleine guerre du Vietnam. Profondément pacifiste, son plaidoyer musical pour la paix lui valut un succès fulgurant. Avec notamment la chanteuse Khanh Ly, Tring Cong Son boulversa le monde de la musique vietnamienne à travers ses chansons sur le destin des humains ballottés en temps de guerre, sur la guerre elle-même, sur l’amour bien entendu. C’est triste, tourmenté et exquisement mélancolique. “La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste” disait Victor Hugo.
Faute de cognac, dont le chantre de la paix et de la « douceur vietnamienne » était un grand amateur, on se tourne volontiers vers un alcool de riz parfumé. On le boit à petites lampées et bientôt nos yeux se mouillent. On s’enfonce alors dans une douce ivresse ouatée, bercé par le violon et la guitare. Les couples se rapprochent, les mains se frôlent. Emportés par leurs émotions, les plus hardis osent un baiser, sur la joue. Les autres, l’âme transpercée par la beauté des textes et du violon toujours plus déchirant, se laissent confire dans la contemplatation. Le café est une parenthèse magique, le temps y est suspendu. Autour de lui s’enroule le spleen dans lequel on se vautre. C’est à regret que les instruments se taisent, que l’on s’extrait de cette doucereuse torpeur.